Les américains: anges ou démons?
A Marseille, dans le
milieu des années 1980, je me trouvais chez un ami vietnamien. C’était un
boat people qui avait fui le Vietnam quelques années après la chute de
Saigon. Je remarquais accroché au mur une vieille photo noir et blanc
représentant un couple de jeunes mariés en tenue traditionnelle
indochinoise.
« C’est la photo de
mariage de tes parents ? »
« Oui, je l’ai
emmené avec moi en quittant le Vietnam. »
Je lui demandais
alors ce qu’il avait emmené d’autre avec lui. La réponse était pleine de bon
sens et touchante à la fois :
« Le maximum de
nourriture et d’eau, quelques bijoux afin de les revendre et faire face aux
premières dépenses en arrivant en Thaïlande et puis… cette photo… »
Puis, il évoqua la
guerre du Vietnam qui avait dévasté son pays. J’étais frappé par le fait
qu’il parlait de l’armée américaine en des termes aussi élogieux que mon
père lorsqu’il évoque l’arrivée des libérateurs américains en région
parisienne en août 1944. Il m’a notamment raconté comment un jour il s’était
égaré sur une route de campagne. Il a remarqué un véhicule de l'armée
américaine sur le bord de la route. Sachant que les américains avaient toujours
de bonnes cartes, il est allé leur parler. Les soldats ont gentiment étalé
leur carte sur le capot de leur Jeep et lui ont montré où ils se trouvaient
et l’ont patiemment aidé à retrouver son chemin. Cette anecdote n’a pas
grand intérêt en elle-même mais illustre l’excellente opinion qu’il se
faisait de l’armée américaine. J’étais sidéré par le décalage entre
l’opinion favorable de ce boat people et l’opinion générale qui prévaut en
occident selon laquelle les américains étaient les « méchants » qui se
battaient contre les « gentils » communistes.
Quelques années plus
tard, je me trouvais à Johor Bahru, petite ville malaisienne située près du
« causeway » qui relie la Malaisie à Singapour. J’avais rencontré un
sympathique malaisien et il m’avait invité un boire un soda dans un bar. La
conversation glissa vers cette guerre du Vietnam qui avait eu lieu quelques
centaines de kilomètres plus au nord. Là encore je constatais qu’il avait
une opinion très favorable de l'armée américaine. Je lui ai alors dit qu’en
Occident, l’opinion générale est que les américains étaient les « bad guys ».
Il sursauta, me fixa incrédule pendant quelques secondes, puis explosa sur
un ton furieux :
« Phil, comment
peux-tu dire une chose pareille ? C’est ignoble ! C’est monstrueux ! ».
J'étais estomaqué
par la violence de sa réaction et son agressivité. J’insistais sur le
fait qu’il s’agissait là de l’opinion générale en occident mais que je ne
partageais pas nécessairement cette opinion. Il se calma, mais il était tellement surpris
et contrarié par ce que je lui avais révélé qu’il prit plusieurs minutes
pour se remettre. Sa réaction de surprise et son indignation semblent
indiquer qu’il n’avait jamais entendu personne critiquer l’intervention
militaire américaine au Vietnam et que donc l’opinion publique malaisienne
avait probablement été massivement favorable à l'intervention armée américaine.
Nous nous étions à
peine remis des chocs politico-culturels que nous nous étions infligés mutuellement
qu’il me lança :
« Tu sais Phil, les
quelques 50 000 américains qui sont morts au Vietnam ne sont pas morts pour
rien ».
J’étais consterné.
« Omar, je ne comprends pas. Les américains ont perdu cette guerre. Le
sud-Vietnam, le Laos et le Cambodge sont devenus communistes… »
« Oui, mais sans ces
courageux américains qui ont fait face pendant plusieurs années aux
communistes vietnamiens, non seulement le sud-Vietnam, le Laos et le Cambodge
seraient devenus communistes, mais la Thaïlande, la Malaisie, Singapour et
l’Indonésie auraient également basculés… Sans l’intervention militaire
américaine au Vietnam, la Malaisie ne serait pas le pays prospère qu’il est
aujourd’hui. La Malaisie serait un pays communiste misérable et nous ne serions pas là
à discuter tranquillement et librement en sirotant un soda»
Le fameux effet
domino… Visiblement, il y croyait dur comme fer.
J’étais frappé par
la différence de perception. Qui croire ? Un vietnamien qui a vu la guerre
de ses propres yeux ? Un malaisien qui a vécu dans l’angoisse de la
contagion d’une guerre qui a eu lieu dans un pays voisin ? Ou bien le bobo
occidental qui a suivi la guerre à la télé dans le confort de son salon à 10
000 km de là et a pris la liberté gratuite de décréter que les vietnamiens étaient
massivement hostiles aux américains ?
De manière générale,
il me parait bien hasardeux de spéculer sur l’opinion d’un peuple subissant
une guerre.
Que pensaient réellement les vietnamiens pendant la guerre du Vietnam ? Que
pensent les irakiens et les afghans de l’intervention armée américaine ? Que
pensaient les serbes des bombardements de l’OTAN pendant la guerre du
Kosovo ? Bien difficile à dire. Dans le doute, il vaut mieux de ne pas
préjuger gratuitement de l'état d'âme d'un peuple qui subit une guerre.
Leurs préoccupations sont généralement à milles lieux de nos raisonnements
théoriques et de nos préjugés idéologiques.
|